Catégorie : Chroniques

Rarement sur un quiller vous entendrez un joueur en colère crier aux spectateurs cette injonction en guise de supplique.

Comme dans beaucoup de sports, le joueur en action est respecté. Les amateurs qui assistent au tir savent que lorsqu’il commence à « balancer », le quillous, sans mot dire, demande implicitement le silence pour se concentrer avant l’envoi. ....

C’est à ce moment précis que l’on se rend compte que le vrai amateur de quilles de neuf doit dédoubler sa connaissance du jeu : il doit maîtriser les règles, c’est évident, mais surtout il doit savoir reconnaître les joueurs en lice.

Reconnaître les joueurs ne signifie pas seulement mettre un nom sur les têtes, reconnaître les joueurs signifie également se souvenir du style de jeu. Cela afin de ne pas interrompre par un mot plus fort qu’un autre, la concentration. Certains quillous tirent après seulement un ou deux « balancés »,d’autres sont beaucoup plus longs, certains enfin démarrent leur concentration dès qu’ils commencent « à piter » leur quille de main. Dans chaque cas de figure, les personnes, qu’elles soient sur le quiller ou derrière la talanquère, se doivent d’interrompre la conversation en cours pour la reprendre quelques secondes plus tard (comme au tennis).

Ces quelques secondes d’interruption, de silence, peuvent parfois paraître trop longues pour le narrateur. En effet, celui qui parle ne s’interrompt pas si facilement que cela. Pris dans le flot des mots, dans l’enthousiasme d’une discussion, il en oublie parfois le jeu et donc les joueurs.

De ce constat peuvent naître des situations différentes car chaque discussion a une teneur particulière. Je vous propose d’en faire un inventaire qui ne se veut pas exhaustif, simplement représentatif.

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Tout d’abord, il y a « la bonne blague ». Aux abords du quiller, il est courant que deux compères se racontent quelques bonnes blagues apprises pendant la semaine. Et c’est bien connu, pour qu’une blague produise l’effet escompté, il faut que la chute tombe à point. Et oui, une chute retardée ou mal prononcée a moins de chance de provoquer le rire du comparse. Alors, si par malheur, la chute tombe juste au moment où le tireur se concentre, il arrive souvent que le narrateur n’ait pas la patience de sacrifier au silence. Et là, il n’est pas rare que ce dernier, se délectant à l’avance de la chute, soit pris d’un fou rire anticipé. Fou rire aussitôt prolongé par l’éclat de rire du second compère qui du coup, a oublié lui aussi que le tireur était en phase d’envoi.Quel quillous, au moment de tirer, t’il jamais été surpris pas un éclat de rire franc et dépourvu de mauvais esprit ? Ensuite il y a « l’histoire longue comme un livre ».Un tir de douze jeux, disputé par quatre quillous, dure en moyenne une heure de temps. Ainsi, de la rue droite au saut-au-cor, il peut s’en raconter des choses ! Lors d’un concours de club, je me souviens avoir observé deux quillous avec attention. Comme cela arrive souvent, d’autres joueurs arrivés plus tôt entamaient leurs tirs. Les deux compères, qui étaient arrivés avec deux autres compagnons de club, se sont donc assis derrière la talanquère et ont commencé à discuter accoudés, non loin d’un verre de blanc offert par les organisateurs en guise de bienvenue. « L’histoire » démarra donc à la rue droite. Alors évidemment, pendant une heure de conversation acharnée, les interrogations, les exclamations, les bis répétitas plus audibles les uns que les autres furent délivrés à foison. Pas besoin de sonorisation pour avoir le bruit de fond en continu, il était fourni gratuitement et à volonté. Au bout des douze jeux, et donc au moment de démarrer leurs propres tirs les deux compagnons durent être appelés, que dis-je, interrompus, voire interpellés de vive voix par les deux autres quillous qui les avaient amenés. Ces deux-là, pourtant rivés au bord du quiller, ne s’étaient même pas rendus compte que les joueurs précédents avaient achevé leurs tirs. Ils continuaient donc à discuter comme si de rien n’était. Mais l’histoire n’était pas terminée !… Et donc, par voie de conséquence, elle devait continuer… sur le plantier ! Alors là, autant préciser d’emblée que nos deux compères ne pitèrent pas trop de quilles, et comble de tout, qu’il fallut aussi les interrompre pour leur signifier que leur tour avait sonné. Faute de piter des quilles, « il faudrait au moins qu’ils daignent se préoccuper de leurs propres quilles de mains » pensaient tout haut les deux autres joueurs. Pour l’observateur extérieur que je fus ce jour-là, la scène fut burlesque notamment parce que le scénario était écrit d’avance : les compagnons de jeu perdirent patience, donc s’énervèrent, donc firent moins de quilles…cela sans que l’histoire commencée il y a bien longtemps ne fût amputée d’un détail ! Le sommet de l’énervement intervint au sept droit. A ce moment-là, le narrateur demanda à l’un de ses collègues : «…quel jeu on tire maintenant ?…», le tout bien sûr, sur un ton teinté d’innocence et de franche rigolade. Feintant la compréhension mais sans caché l’énervement, l’autre lui répondit : « le saut-au-cor ! ». « Déjà ! » s’exclama le raconteur d’histoire en regardant tout le monde. Il se mit à piter sa quille de main pour effectivement tirer le saut-au-cor quand tout d’un coup, dans un éclair de lucidité et sans que personne ne dise mot, il s’aperçut de la supercherie et se trouva tout éberlué (pas gêné je vous rassure) ! Ce jour-là, l’histoire qu’il racontait devait être vraiment passionnante par contre j’ignore encore si elle était du goût de tout le monde…assons au « commentaire sportif ».

 

Ne dit-on pas qu’en France il y a autant de sélectionneurs sportifs que d’habitants ?

Pourquoi ne pas affirmer qu’aux Quilles de neuf, il y a autant de commentateurs que de quillous ?

En règle générale, les quillous se connaissent bien. Le commentaire technique et personnalisé fait donc partie des sujets fréquents de discussion aux alentours du plantier. Ce commentaire a la particularité d’être prononcé à voix basse, non loin du tireur, comme si l’on s’adressait à lui de manière indirecte et que la seule réponse que l’on attend se traduise non pas verbalement mais plutôt par le résultat sur la figure en jeu.

Franchement, ne vous est-il jamais arrivé d’entendre à votre sujet des affirmations, prononcées à voix basses mais audibles quand même, du type : « Ouh…je l’ai vu tirer un saute-rue droit à Castelnau…magnifique… » ou alors « aujourd’hui, il cogne le type ! » ou mieux « s’il fait faux, c’est foutu » ?

La liste serait incomplète s’il n’y figurait pas le sempiternel « quatre et choix » prononcé effectivement au moment où le saut-au-cor que vous vous apprêter à tirer est déterminant. Ce « quatre et choix » est souvent annonciateur d’un faux, mais ça, « le commentateur » l’ignore.

Lors de la dernière finale Hors-classes à Beuste au cours de laquelle fut sacré le Moneinchon Canton, un des quatre derniers finalistes entendit au saute-rue revers le fameux : « s’il fait faux c’est cuit… ». Et il fit bon ! Le problème c’est qu’à la réponse apportée par le jeu, le joueur en question ne put y joindre le regard ou la parole car, l’assemblée étant nombreuse, il ne sut pas qui prononça ce doux commentaire. Aux Quilles de neuf comme ailleurs le joueur aime répondre par le jeu plutôt que par la parole mais celle-ci est quand même bien utile…quand on fait faux.

Et que penser du son des cartes ?

Aux abords de certains quillers, les joueurs peuvent attendre leur tour en jouant aux cartes. C’est le cas par exemple à Sévignacq, Arboucave, Oloron, Castelnau, Pau, Pomps…pour n’en citer que quelques-uns.

Les cartes ont beaucoup de vertus notamment celle de bien s’accorder avec les Quilles de neuf puisqu’elles permettent aux quillous en attente de patienter en jouant. Elles ont également pour autre vertu d’animer le quiller car jouer aux cartes ne signifie pas entrer en méditation ! Loin s’en faut. C’est notamment le cas lorsque quatre compères décident de démarrer une partie de coinchée ! Si généralement la partie démarre calmement, son niveau sonore a souvent tendance à s’élever au fur et à mesure qu’elle avance. Alors, sur le quiller, les joueurs tirent aux rythmes des appels, autrement dit des coups de mains sur la table. Et quand les coups sur la table sont ponctués d’exclamation du type : « ah tu veux jouer comme ça ! » là il est même parfois possible de savoir qui gagne…ou qui râle.

Bien sûr, d’autres sons s’échappent des parties de cartes. Ceux-là émanent des observateurs qui en général font des allers-retours entre la table de jeu et la talanquère du quiller. Ces derniers, postés debout, commentent, provoquent, rient, prennent partie, bref animent à leur façon le quiller. En général, ils se placent derrière un joueur pendant plusieurs donnes de suite. Ils changent de poste d’observation au fur et à mesure que la partie se déroule, et dans de nombreux cas les derniers coups sont observés derrière celui qui l’emporte. J’ai remarqué que le tarot faisait rarement partie des jeux pratiqués au bord des quillers, il se joue plutôt à l’extérieur, dans la salle du bar ou sous la terrasse estivale lors des concours organisées pendant les beaux jours. Le joueur de tarot serait-il dérangés par le bruit des quilles ?

Dernier « son de carte », celui qui émane du joueur distrait. Celui-là n’est pas le plus concentré, loin s’en faut. Au grand dam de son partenaire, son regard se porte autant sur la partie que sur l’entourage immédiat. Ainsi, il peut annoncer les arrivées de nouveaux quillous grâce à une exclamation en guise de bienvenue ou à un jeu de mots inspiré par le nom du nouvel arrivant (et les noms de certains quillous sont parfois des sources d’inspiration faciles). Lui aussi anime le quiller, non seulement par le son qu’il émet mais aussi par celui qu’il provoque à son partenaire : « tu vas jouer oui ? ! ! ! ».

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Un quiller est une reproduction miniature de la société. Il y a les actifs (qui jouent) et les passifs (qui regardent). Les droitiers et les gauchers. Les bons joueurs et les râleurs. Les discoureurs et les silencieux. Les réservés et les exubérants. Les appliqués et les nonchalants. Les distraits et les concentrés. Les raffineurs et les piteurs (tout est dans la nuance). Etc, etc.

Comment voulez-vous que ce petit monde soit silencieux ? Est-ce d’ailleurs le but recherché ? Quand nous nous rendons sur un quiller, est-ce réellement pour rechercher la quiétude absolue ? Certains apportent la réponse naturellement : ils parlent même en tirant …Qu’ils continuent !

Jean-Pierre ARANJO

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